L'art de l'écoute
Écouter n’est pas inné. C’est une décision, un apprentissage, un travail, mais surtout une attitude qui favorise la véritable rencontre.
« Quand il vous écoutait, vous sentiez que vous étiez à ce moment-là la personne la plus importante au monde » racontait une personne en évoquant le roi Baudouin de Belgique. Rares sont les personnes qui ont une telle qualité d’écoute.
Pour quelle raison ? Parce que notre premier réflexe est égocentré. « Lorsque je découvre les photos de nos dernières vacances, devinez qui je cherche en premier sur les photos ? » interroge Christel Petitcollin, formatrice en communication et psychopraticienne, dans son ouvrage Savoir écouter, ça s’apprend ! (Jouvence). On regarde soi-même, bien sûr. De fait, pour accueillir la parole de l’autre, encore faut-il être quelqu’un. « Lorsqu’on oublie (refuse, s’interdit...) d’être à l’écoute de soi et de ses besoins, on devient irritable, frustré, fatigué et inefficace » souligne Christel Petitcollin.
Cependant, il est indispensable, si possible ressourcé et désencombré, de se mettre à l’écoute de l’autre. On dit que ce n’est pas un hasard si nous avons deux oreilles et une bouche : pour écouter deux fois plus que nous ne parlons ! Trop souvent, lorsque quelqu’un parle, nous avons tendance à intervenir dans son propos, surtout si le propos choque, surprend ou gêne. Pourtant, nous n’aimons pas quand notre interlocuteur nous coupe la parole ou ne nous écoute pas. L’écoute est un besoin vital ! C’est d’ailleurs pour cette raison que des numéros pour des personnes en détresse sont mis en place par les pouvoirs publics et les associations.
Les blocages de l’écoute, qui empêchent une véritable communication, sont nombreux. « Ils permettent de garder le contrôle de la conversation pour préserver notre tranquillité et nos certitudes, explique l’auteur. De plus, les émotions sont mal acceptées dans notre société, nous ne savons pas les accueillir et les gérer. Nous sommes aussi terriblement mal à l’aise quand nos interlocuteurs expriment de la colère, des peurs ou du découragement. C’est aussi pour cela que tant de sottises sont dites aux gens dans la peine. »
Une des raisons pour lesquelles nous avons tendance à rapporter le propos de l’autre à notre propre expérience, est la nécessité, pour nous représenter ce que quelqu’un dit – un récit de vacances par exemple –, de puiser dans nos propres souvenirs. Cela va alors réveiller des souvenirs endormis, et si ceux-ci sont chargés affectivement, nous allons avoir du mal à écouter. Notre « moi, je » va avoir une forte envie de partager ces émotions qui remontent. Il faudra donc faire un effort pour continuer à suivre ce que l’autre dit.
Ne pas écouter la réponse, finir les phrases de son interlocuteur, rectifier ses erreurs (« Non, ce n’est pas mercredi qu’on s’est vus, c’est jeudi ! »), rappeler ses propres souvenirs (« Ah oui, c’est comme moi... »), laisser libre cours à sa curiosité (« Sais-tu pourquoi il est parti ? »), donner des conseils personnels ou dicter des solutions (« Tu devrais faire cela ») sont autant de symptômes d’un ego envahissant. D’autres blocages de l’écoute consistent à dévaloriser l’interlocuteur : nier ou minimiser les propos tenus (« Tu te fais des idées »), porter des jugements de valeur (« Mais pourquoi as-tu fais cela aussi ? ») ou encore diagnostiquer du haut de son intelligence perspicace (« Tu fais cela pour combler un manque affectif »).
Dans tous les cas de blocages de l’écoute, la singularité de l’interlocuteur est niée. Ecouter, c’est donc être capable de mettre en veilleuse son « moi, je ». C’est aussi accepter que l’autre est différent, a sa vision subjective du monde, et que chercher à l’amener vers son propre point de vue n’est pas une fin en soi.
En effet, « on n’écoute pas son interlocuteur quand on cherche à le convaincre, souligne Christel Petitcollin. Occupé à préparer ses boules d’arguments pour les lui envoyer à la figure, on ne guette que le moment de lui clouer le bec. Or, l’étude des mécanismes de manipulation mentale montre que toute contre-propagande renforce la personne dans sa croyance d’origine. Lorsque vous argumentez et insistez, sans écouter votre interlocuteur, vous ne faites que vous renforcer mutuellement dans l’idée que c’est l’autre qui a tort. Pourtant, on nous présente le débat contradictoire comme un modèle de démocratie. » De fait, il est très rare que dans une émission télévisée, l’invité « pour » et l’invité « contre » s’ouvrent réellement aux arguments de l’autre.
Alors, comment pratiquer réellement l’écoute active ? Ecouter l’autre, c’est créer un climat de confiance et de respect mutuel. « Dans un premier temps, il suffit de se mettre en écoute totale, c’est-à-dire de se taire. Vous verrez dans la pratique que ce n’est pas si simple. L’envie de parler, de finir les phrases, de poser des questions, de faire des commentaires sur ce qui est dit viendra perturber votre volonté d’être attentif à l’autre. Tenez bon. Peu à peu, le plaisir d’écouter s’installera. » L’écoute totale consiste donc à se centrer sur celui qui parle et à utiliser seulement des expressions comme « je vois », « je comprends », « hum... hum ». C’est donc faire passer le message suivant : « Je suis disponible, attentif, j’ai envie de te connaître et de te comprendre ».
Ensuite, vient le temps des reformulations. En effet, si l’on ne dit rien, l’interlocuteur risque de se sentir seul et peu soutenu dans son discours. « Il pourra même avoir l’impression de parler à un « psy », surtout si vous forcez sur les « hum... hum » ou le silence. » Reformuler consiste à résumer régulièrement en une phrase ou deux ce que la personne a dit, pour qu’elle se sente comprise et puisse poursuivre. Par exemple : « Donc... », « Si je comprends bien... », « Autrement dit... », « En fait, tu penses que... ». Si la personne répond « Voilà, c’est ça ! Et... », « Tout à fait », « Exactement », elle voit que l’on suit ce qu’elle dit. Et si l’on reformule de travers, elle rectifiera et sera touchée par le désir de comprendre de son interlocuteur.
Toutefois, reformuler de manière naturelle demande du temps. Si l’on commence à reformuler tout ce que son entourage dit, celui-ci va être surpris et peut-être percevoir de l’ironie dans le propos – à savoir à ce sujet : mieux vaut ne jamais reformuler ce que dit un policier par exemple ! Comme tout apprentissage, celui de l’écoute active demande plusieurs étapes : quatre, selon Christel Petitcollin. D’abord, on est inconsciemment incompétent : « Je ne sais pas que je ne sais pas » ou « Je ne prête pas attention à cette ignorance ». Puis notre incompétence peut devenir consciente : « Je sais que je ne sais pas», ce qui déclenche souvent la décision d’apprendre. Il est normal de ne pas tout savoir, il faut être indulgent avec soi-même !
On devient ensuite peu à peu consciemment compétent, même si l’on manque encore de naturel, un peu comme lorsqu’on apprend à conduire, au prix d’une forte concentration. Cette étape est transitoire, avant la dernière : « inconsciemment compétent » : « Un jour, vous vous rendrez compte que vous n’avez même plus besoin de réfléchir à ce que vous faites » souligne Christel Petitcollin. C’est le cas lorsque l’on pratique enfin l’écoute active spontanément, comme une évidence.
Enfin, on écoute également avec son corps : on ne va pas compatir avec une amie en pleurs en étant nonchalamment allongée sur le canapé. Une écoute de réelle qualité suppose la synchronisation, c’est-à-dire l’accompagnement avec la voix et le corps, la posture ou encore la respiration. La synchronisation sur la respiration est un processus naturel, qu’on constate notamment lorsque l’on se met à suffoquer au contact d’une personne qui a des difficultés respiratoires.
Toutefois, il peut arriver qu’une personne veuille parler à une oreille bienveillante ou continuer à le faire – parfois des heures ! – alors que ce n’est plus possible. écouter doit rester un choix libre. On peut répondre : « Je vois bien que tu aurais besoin/envie de me parler. Aujourd’hui, ce n’est pas le bon jour. Je ne suis pas disponible et j’en suis désolée. » ou « Est-ce qu’on peut en parler plus tard ? ». Parfois, cela peut être : « Je ne souhaite pas aborder ce sujet avec toi », car certaines personnes peuvent confier des informations vraiment personnelles, voire trop intimes. Il faut savoir préserver sa propre bulle et répondre : « Tu me parles là de choses très personnelles. Peut-être préfères-tu qu’on change de sujet ? »
Trouver une juste position pour communiquer avec l’autre implique également de ne pas être dans une identification trop forte. C’est ce que Raphaëlle Giordano explique dans Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une, distinguant « empathie sèche » et « empathie mouillée » : « Avec l’empathie mouillée, vous prenez à votre charge le pathos de l’autre, vous absorbez ses émotions négatives et finissez par aller mal, vous aussi ! Avec l’empathie sèche, vous arrivez à entendre et compatir avec les problèmes de votre entourage, sans pour autant vous laisser contaminer par son humeur néfaste. Cette sorte de bouclier de protection est très utile pour ne pas se laisser aspirer. »
Lorsque quelqu’un verbalise et se sent écouté, cela l’aide lui-même à objectiver son ressenti, ne plus s’identifier à celui-ci, et avancer dans son chemin personnel, bien qu’aucun conseil ni analyse n’ait été donné. Et pour celui qui écoute, cela peut être l’occasion d’entendre de beaux récits, d’apprendre de nombreuses choses, de mieux comprendre l’univers de l’autre et peut-être de l’aimer davantage.
On sait combien l’écoute est essentielle dans la vie à deux, et un couple qui va mal est souvent un couple qui ne s’écoute plus. « Souvent, l’un des conjoints n’a pas besoin d’une solution à ses problèmes, mais il a besoin d’être écouté, affirme le pape François dans Amoris Laetitia. Il veut sentir qu’ont été pris en compte sa peine, sa désillusion, sa crainte, sa colère, son espérance, son rêve. »
Quand on a des enfants, on a aussi tendance à oublier l’écoute : « Maman, je n’aime pas la viande. Elle a un drôle de goût. – Mais si, elle est bonne. Mange ! » Ecouter vraiment l’enfant jusqu’au bout, en reformulant, et en oubliant un moment le couvert à débarrasser, lui permet de se sentir reconnu et aimé.
Plus largement dans la vie amicale, la société, la vie professionnelle ou dans l’Eglise, écouter vraiment l’autre lui permet d’exprimer son ressenti et ses besoins, pour des relations plus vraies et sereines. Enfin, écouter Dieu dans sa Parole (lire « Six repères avant d’ouvrir la Bible », Zélie n°30 , p. 19-20) et dans la prière sont des moyens indispensables pour nourrir une vraie relation avec lui. Si Dieu nous apparaît parfois un peu lointain et abstrait, c’est aussi parce que nous ne prenons pas le temps de l’écouter personnellement. « Pour tout disciple, il est indispensable d’être avec le Maître, de l’écouter, d’apprendre de lui, d’apprendre toujours, affirme le pape François dans son exhortation apostolique Gaudete et exsultate. Si nous n’écoutons pas, toutes nos paroles ne seront que du bruit qui ne sert à rien. »
Lors de la Transfiguration, la voix du Père se fait entendre : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le ! » (Marc 9, 7) Alors il ne nous reste plus qu’à dire, comme Samuel : « Parle, ton serviteur écoute. » (1 S 3, 10). • Solange Pinilla
Article paru dans Zélie n°32 (Juillet-Août 2018)
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