Colombes et suspenses eucharistiques
Saviez-vous que dans nos églises, le tabernacle n’a pas toujours été présent ? On oublie trop souvent que, comme le plan et l’élévation des édifices, la place de l’autel et les différents objets liturgiques ont eux aussi évolué au cours du temps.
Ainsi, le tabernacle est en réalité une innovation du Concile de Trente (1545-1563). Et même, c’est seulement de 1863 que date l’obligation d’un tabernacle sur l’autel ou à proximité, obligation qui ne s’applique toutefois pas dans les anciennes basiliques romaines. Mais alors comment procédait-on auparavant pour conserver les Hosties consacrées et les proposer à la vénération du fidèle ?
Remontons au Moyen-Âge, période à laquelle fleurit la suspense eucharistique. Jusqu’au VIe siècle, on ne conservait pas les Saintes Espèces après la messe ; mais cette habitude devient nécessaire sous Charlemagne, avec le développement du sacrement des malades. Naît alors dans toutes les grandes églises de France ce que l’on appelle la suspense eucharistique. En effet, une Hostie consacrée n’appartient-elle pas davantage au Ciel qu’à la terre ? Pourquoi alors ne pas l’élever, la suspendre ?
On conçoit donc une sorte de ciboire suspendu au-dessus de l’autel par une chaînette ; une fois par mois, le réceptacle sacré est descendu au moyen d’une manivelle, au son des antiennes telles le Panis Angelicus. Merveilleux détails des liturgies anciennes que l’on ignore trop souvent...
Mais l’ingéniosité de nos ancêtres médiévaux ne s’arrête pas là : les orfèvres donnent à ce réceptacle une forme de colombe. Et l’on ne pourrait imaginer une image plus riche de significations : forme du Saint-Esprit dans le Nouveau Testament, la colombe est aussi l’oiseau qui dans la Genèse annonce à Moïse la réapparition de terres émergées, devenant par là même un symbole de paix.
Vous avez sûrement déjà croisé de ces pyxides – petites boîtes circulaires à fond plat, possédant un couvercle – en forme de colombe au détour d’une visite de musée, et de fait, de telles colombes eucharistiques sont conservées en très grand nombre.
La prochaine fois que vous en voyez, approchez-vous et prenez le temps de détailler du regard la finesse de leur émail champlevé : de la poudre de verre de couleur, verte, bleue ou rouge, subtilement dégradée et fondue dans des alvéoles ménagées dans le cuivre. Cette technique, appelée « opus lemovicensis », œuvre de Limoges, était alors considérée comme aussi luxueuse que l’or ou l’argent, bien que moins coûteuse, d’où son développement exemplaire au XIIIe siècle. Un couvercle sur le dessus de la pièce cache une petite alvéole où étaient déposées les Hosties, préalablement enveloppées dans du lin pour rappeler le linceul du Christ.
La tradition des colombes eucharistiques se prolonge jusqu’au XVIIIe siècle d’une autre manière : la suspense eucharistique prend la forme d’une petite boîte en verre à la monture ouvragée, surmontée d’un dais miniature. Encore une fois, la suspension des Hosties permet de rappeler que l’intercession de l’Eucharistie est le lien privilégié entre les fidèles et le Ciel. Visible de loin, la suspense eucharistique présente l’avantage d’exposer le Saint Sacrement à la vénération de tous, contrairement au tabernacle fermé, et d’être visible depuis le déambulatoire, alors que les fidèles n’ont pas accès au chœur.
C’est ce dispositif que Philippe de Champaigne décrit avec précision dans son tableau La Vision de sainte Julienne (ci-dessus), conservé au Barber Institute de Birmingham. Et si presque toutes les suspenses ont disparu de nos jours, un visiteur attentif pourra toujours observer la plus tardive du genre, datant de 1772, à la cathédrale Saint-Paul-Aurélien de Saint-Pol-de-Léon. Victoire Houdré, étudiante en histoire de l’art
Crédit photos > Haut : Musée du Moyen-Âge - Wikimedia commons
Bas : Philippe de Champaigne/Wikimedia commons