Augustine Tuillerie, 8 millions de lecteurs
Connaissez-vous Le Tour de la France par deux enfants ? Ce livre paru en 1877, mêlant l’histoire de deux jeunes garçons et des enseignements en diverses matières, devient à l’époque un manuel scolaire très répandu. Il a contribué au « roman national » de la IIIe République.
Derrière le pseudonyme de G. Bruno, se cache en réalité une femme, Augustine Tuillerie, passionnée par l’éducation. Et sa vie ressemble, par certains aspects, à un roman, comme le raconte Michèle Dassas dans sa biographie Augustine Tuillerie (éditions Ramsay), rédigée notamment grâce à la correspondance d’Augustine.
Née en 1833, Augustine grandit à Laval dans une famille aimante, avec ses parents et son petit frère Louis. Son père, Auguste Tuillerie, est fabricant de toile. Hélas, les affaires vont mal, et, sa fille ayant 20 ans, il trouve que l’union d’Augustine avec un riche négociant de la ville, Jean Guyau, permettrait de remettre son commerce à flot. Augustine ne se sent guère attirée par cet homme plus âgé qu’elle, mais accepte de mettre son désir personnel de côté, pour le bien de sa famille, pense-t-elle.
C’est le début d’une descente aux enfers pour Augustine. Son mari est violent avec elle, se croit persécuté, et tente même de la tuer à plusieurs reprises. Ils ont un petit garçon, Jean-Marie. Elle finit par se réfugier chez ses parents. Deux mois plus tard, il est très malade et Augustine, un peu trop dévouée, retourne auprès de son mari pour le soigner. Le cauchemar recommence, et ce n’est qu’au bout de deux années de mariage qu’Augustine quitte définitivement ce conjoint fou et malsain.
La jeune femme se reconstruit peu à peu, et c’est auprès de son cousin germain Alfred Fouillée, de cinq ans son cadet, qu’elle retrouve un peu de joie. Peu à peu, l’affection se transforme et ils tombent amoureux l’un de l’autre. Notons qu’à cette époque, les mariages entre cousins germains étaient davantage acceptés qu’aujourd’hui. Pour autant, les deux amants ne peuvent pas vivre leur amour au grand jour, puisque Augustine est toujours officiellement mariée à Jean Guyau – aujourd’hui, on douterait de la validité de ce sacrement, consenti pour faire plaisir à ses parents.
Sauf qu’Augustine est enceinte, et, après avoir travaillé comme maîtresse dans une pension de jeunes filles, elle va accoucher discrètement à Lons-le-Saunier, ville près de laquelle travaille son amoureux Alfred comme professeur de philosophie. Elle donne naissance à une petite Émilie.
Pour préserver la réputation d’Augustine, Alfred décide de déclarer l’enfant en tant qu’oncle, affirmant que le père s’appelle Jean Pierre Guyan, décédé, et que le nom de jeune fille de sa mère est Augustine Fouillée. Sa cousine est donc légalement officialisée comme étant sa sœur !
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Augustine et Alfred vont vivre ensemble en se présentant comme frère et sœur, pendant plusieurs décennies ! La jeune Émilie va malheureusement mourir d’une mauvaise fièvre vers l’âge de 2 ans. Augustine élève donc son aîné Jean-Marie et a officiellement pour rôle de « tenir la maison » de son prétendu frère.
A partir de 1859, le couple vit au rythme des mutations d’Alfred, qui finit par être agrégé de philosophie en lycée : Auxerre, Carcassonne, Douai, Montpellier, Bordeaux...
Augustine apprend à son fils à lire, imagine pour lui des histoires. Elle commence à écrire un roman, Jeanne Fontan, qui peine à trouver son éditeur. En 1869, elle publie son premier ouvrage scolaire, Francinet, dont le titre est le prénom du héros et évoque à la fois la terre de France et l’enfance. Ce garçon fictif entre dans la vie professionnelle et est le fil rouge de ce manuel d’instruction civique et morale. On y trouve également de nombreuses informations, de l’hygiène aux notions de justice, au creusement de l’isthme de Suez ou aux découvertes de Newton. Elle promeut le courage, l’honnêteté, le travail et l’instruction.
Pour ne pas faire obstacle à la carrière d’Alfred, si l’on apprenait son nom de jeune fille ou son nom d’épouse, elle choisit de publier Francinet sous un pseudonyme, G. Bruno, en référence à Giordano Bruno, un savant du XVIe siècle.
Après la défaite de 1870, la vie reprend et Francinet est couronné par le prix Montyon de l’Académie française. Mais Augustine reste ébranlée par la perte de l’Alsace et de la Lorraine. Elle décide d’écrire un ouvrage qui donnerait aux jeunes Français l’amour de leur patrie, grâce à l’histoire et à la géographie.
Tandis que son fils Jean-Marie, qui a grandi, devient professeur de philosophie, Augustine commence à écrire Le Tour de la France par deux enfants. Les personnages sont André et Julien Volden, deux orphelins lorrains de 14 et 7 ans, qui cherchent à rejoindre leur oncle Frantz, qu’ils croient à Marseille, et qui doit les aider à conserver la nationalité française. Au long de ce chemin semé d’embûches, sont dispensées des leçons sur l’agriculture, les villes de France ou encore les grands hommes.
L’ouvrage paraît en 1877 et il sera étudié tant dans les écoles publiques que religieuses. Dix ans plus tard, il est vendu à 3 millions d’exemplaires ; 7 millions et 1914 et 8 millions pour son centenaire en 1977 !
Pour le moment, le fils d’Augustine, Jean-Marie Guyau, devenu un philosophe en vogue, se marie en 1881 avec Marguerite André. Les deux couples vivent sous le même toit, comme c’était souvent d’usage à l’époque, bientôt rejoints par un petit descendant, Augustin. En 1884, la loi Naquet sur le divorce amène Augustine à se séparer officiellement de son mari toujours vivant, et à épouser Alfred.
Francinet et Le Tour de la France par deux enfants seront mis sur la sellette dans une époque assez anticléricale. Les lois de 1881 et 1882 instaurant l’école gratuite, laïque et obligatoire, et plus tard les lois de séparation de l’Église et de l’État, obligeront Augustine à remanier le texte pour lui ôter toute référence religieuse. En 1906, la nouvelle édition a donc remplacé, par exemple, « Mon Dieu ! » par « Hélas ! ». Dès 1886, le véritable auteur de Francinet, Augustine Fouillée, est dévoilé par Alfred par souci de justice, même si c’est lui qui continue de s’occuper de négocier les droits d’auteur en France et à l’étranger.
Alors qu’Augustine et ses proches ont fait bâtir une magnifique villa sur les hauteurs de Menton, sur la Côte d’Azur, son fils, de santé fragile, meurt de phtisie à l’âge de 33 ans, en 1888. Elle veille sur le petit Augustin, avec la mère de celui-ci, Marguerite.
En 1912, elle a la tristesse de perdre Alfred. Deux ans plus tard, son petit-fils Augustin part sur le front et meurt au combat en 1917. Ce n’est qu’en 1923, âgée de 89 ans, qu’elle s’éteint, alors qu’elle vient de donner son aval à une adaptation au cinéma du Tour de la France par deux enfants, qui a bercé des générations d’écoliers et nourri l’amour du pays. Solange Pinilla
Lire le reste de Zélie n°96 - Juin 2024
Photo d'Augustine Tuillerie : Wikimedia commons
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