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Laurent Dandrieu : « Le cinéma est un art de l’incarnation »


Photo © Les Filles au Moyen-Âge/Potemkine Films



Cet article est extrait de Zélie n°95 - Mai 2024 sur le langage du cinéma, à découvrir gratuitement.



Critique de cinéma, Laurent Dandrieu a publié plusieurs ouvrages sur le 7e art, parmi lesquels Une cinémathèque idéale. Que regarder en famille de 5 à 16 ans ? (Critérion). Il répond à nos questions sur le langage filmique.



Zélie : Comment avez-vous développé un intérêt pour le cinéma, au point de devenir critique de films ?


Laurent Dandrieu : C’est un goût que j’ai développé en famille. Si mes parents m’ont emmené voir des dessins animés au cinéma, c’est autour du poste de télévision qui, à l’époque de mon enfance, constituait la seule source d’images du foyer que j’ai découvert mes premiers « vrais » films, en compagnie de mes aînés.


C’est ainsi que j’ai compris que le cinéma faisait partie de la culture générale, qu’il pouvait susciter des débats enflammés, et aussi qu’il pouvait contribuer à forger une culture familiale commune - même si j’ai appris aussi que tous les films n’étaient pas adaptés pour tous les âges, en me voyant exclure du salon familial, les soirs où le film qui passait n’était « pas pour moi » ! Ces souvenirs m’ont guidé quand j’ai écrit Une cinémathèque idéale. Que regarder en famille de 5 à 16 ans ?, que j’ai voulu concevoir non seulement comme un guide des films, mais aussi comme un plaidoyer pour le cinéma familial.


Plus tard, j’ai fait mes études au Quartier latin, où l’on pouvait voir des films de tous continents et de toutes époques. C’est là que mon goût du cinéma s’est transformé en cinéphilie, et que j’ai pu forger cette culture cinématographique qui m’a été fort utile quand j’en ai fait ma profession.


Un film d’une heure et demie, à la vitesse de 24 images par seconde, contient 129 600 images différentes. N’est-ce pas trop important pour pouvoir percevoir un film dans son entièreté ?


En réalité, ce qui compte ce ne sont pas ces images prises l’une après l’autre, c’est le mouvement dans lequel le cinéaste inscrit cette myriade d’images et, dans un récit, la somme des images est bien supérieure à l’addition de chacune d’entre elles... D’ailleurs, pour certains films, ces quelques 130 000 images ne sont pas si différentes les unes des autres et ce total impressionnant n’empêche pas qu’ils puissent sembler bien vides...


Mais il est vrai que lorsque le film est réussi, il est rare qu’on puisse en embrasser toute la richesse en une fois. C’est pour cela qu’un chef-d’œuvre comme Barry Lyndon, Les Enchaînés ou Quand passent les cigognes supportera d’innombrables visions, qui à chaque fois en éclaireront une facette nouvelle. C’est d’ailleurs vrai aussi d’un grand roman, ou même d’un tableau, qui est pourtant une image unique, mais qui peut s’avérer inépuisable.


Le film ressemble à la réalité – en images, en sons et en mouvements -, et pourtant, on le sait, il est principalement artifice. Il est un immense réservoir de significations et d’émotions. Comment en être conscient, afin de ne pas être passif au moment de le voir ?


C’est en effet un art de l’incarnation, qui nous donne à voir, avec la force de l’évidence, des images si réalistes qu’elles peuvent avoir une puissance hypnotisante. C’est l’une des raisons pour lesquelles il peut être bon de le découvrir en famille, parce que les parents pourront attirer l’attention sur le fait que c’est un art d’illusion, dans lequel il est facile de manipuler les images pour guider émotions et réflexion. Et qu’il est important, justement, de ne pas se laisser hypnotiser par les images, de regarder un film comme on lit un roman, avec son esprit sans cesse en éveil.


Dans votre travail de critique, quelles sont les étapes que vous suivez en vue de parler d’un long-métrage : avant, pendant et après le visionnage du film ?


Avant, j’essaie d’en savoir le moins possible, pour ne pas aborder le film avec une idée préconçue. L’essentiel du travail se fait pendant, où j’essaie de me « dédoubler » : une part de mon cerveau regarde le film comme un spectateur « lambda », en acceptant de se laisser embarquer par le récit ; une autre part commence à chaud le travail d’analyse, en décryptant le discours du film et le style qu’il emploie pour le déployer. Après, il y a un travail d’approfondissement, en replaçant le film dans son contexte, dans l’œuvre de son auteur, en allant vérifier des points historiques soulevés par le récit, etc. C’est ma méthode de critique mais, au fond, ce pourrait être celle de n’importe quel spectateur qui, justement, voudrait ne pas être passif par rapport au film.


Pourriez-vous nous donner quelques exemples d’outils à connaître pour mieux comprendre le langage cinématographique ?


On trouve parfois, dans certaines éditions vidéo, des bonus très éclairants sur l’art de la mise en scène, que ce soit des décryptages de certaines scènes par des techniciens du cinéma ou des commentaires des metteurs en scène eux-mêmes. Je me souviens notamment d’une édition du chef-d’œuvre de Fritz Lang M le maudit, où l’analyse de quelques scènes constituait un véritable cours de grammaire cinématographique.


Aujourd’hui, la vidéo à la demande est en hausse, des films que l’on regarde chez soi sur divers supports, parfois au détriment de la fréquentation des cinémas. Quelles conséquences cela a-t-il, sachant qu’un film a d’abord été conçu pour être vu en grande taille dans une salle obscure ?


Le côté positif, c’est que chacun peut avoir à disposition, dans son appartement, une multitude de films qui auraient été autrefois d’accès difficile. Les inconvénients sont de trois ordres : la taille des images, parce qu’on sera moins sensible à la dimension romanesque d’un récit sur l’écran de son téléphone que sur un grand écran ; le risque de « tourner en rond », puisque les algorithmes ne vous proposent que ce qui ressemble à ce que vous avez déjà regardé ; l’isolement, chacun ayant tendance à se faire sa petite cuisine sur son propre écran.


C’est pour cela aussi que je valorise les séances de cinéma familiales, si possible autour d’un « home cinéma » : pour retrouver le plaisir de l’écran large, de l’émotion partagée en commun, et aussi parce que le visionnage collectif est aussi un exhausseur de curiosité, les uns pouvant proposer aux autres des films qu’ils n’auraient pas forcément regardé spontanément.


Peut-on faire un bon film avec un petit budget ?


Bien sûr, même s’il faut se méfier de la tentation que peut avoir n’importe qui de s’improviser cinéaste sous prétexte qu’il possède un téléphone portable dernier cri et des amis qui s’agitent devant... L’inspiration n’est pas une question de budget, et inversement l’absence de talent frappe aussi bien les riches que les pauvres. Je vous prendrai un seul exemple : Les Filles au Moyen-Âge, petit film d’Hubert Viel (photo ci-dessus) qui n’a pas dû coûter bien cher mais qui est un vrai chef-d’œuvre d’intelligence, de poésie et de drôlerie.


Selon vous, le cinéma permet-il de mieux comprendre le monde ?


Comme le disait Stendhal du roman, c’est « un miroir qu’on promène le long du chemin ». Il nous apprend beaucoup sur l’état de notre époque, soit que le miroir reflète fidèlement le monde comme il va ou comme il ne va pas, soit que ce soit un miroir déformant qui nous révèle moins l’état du monde que les obsessions de ceux qui le tiennent : je pense notamment à la vogue actuelle de films autour de la « transidentité », qui révèle surtout le conformisme du milieu culturel.


Mais je crois vraiment que les grands chefs-d’œuvre du 7e art sont ce miroir qui nous permet de réfléchir à ce que nous sommes, à ce que c’est que mener une vie bonne - ou d’oublier de la mener. C’est à travers le recul de l’art que l’on peut observer nos destinées à la bonne distance, et cet art de l’incarnation qu’est le cinéma peut nous y aider avec une efficacité particulière.


L’année dernière, vous avez publié Une cinémathèque idéale (Critérion). Comment avez-vous sélectionné ces films pour les jeunes de 5 à 16 ans ? 


Ce livre vise la fois à guider les parents dans leurs choix de films qui respectent l’innocence de leurs enfants comme les valeurs qu’ils espèrent leur transmettre, mais aussi qui les aident à découvrir progressivement la complexité du monde et se confronter à certaines problématiques morales. J’ai donc évidemment choisi des films de pur divertissement qui permettent de passer un agréable moment en famille, mais aussi nombre de films qui permettent, en fonction des âges, de réfléchir à des problématiques morales, d’incarner des vertus ou bien au contraire l’impasse que constitue leur oubli - je pense au western, merveilleux moyen de réfléchir à l’engrenage de la violence et la vacuité de la vengeance.


C’est une sélection de films qui fourniront les bases d’une bonne culture cinématographique mais aussi qui aideront leurs spectateurs de tous âges à grandir en humanité. C’est donc un guide qui devrait être particulièrement utile aux familles – mais pas seulement ! Propos recueillis par Solange Pinilla


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